Interview au Journal Le Monde de l'historien Nicolas LEBOURG au sujet des attentes des harkis et de leurs familles
"L'histoire des harkis est politique, pas ethnique ou confessionnelle"
Le Monde.fr | 25.09.2012 à 11h12 - Mis à jour le 25.09.2012 à 11h16
Par François Béguin (propos recueillis)
A l'occasion de la journée nationale d'hommage aux harkis, les anciens supplétifs de l'armée française en Algérie, mardi 25 septembre, le ministre délégué aux anciens combattants, Kader Arif, doit présider une cérémonie aux Invalides au cours de laquelle il va lire un message du chef de l'Etat, en déplacement à New York. Début avril, François Hollande s'était engagé, s'il était élu à la présidence de la République, à "reconnaître publiquement les responsabilités des gouvernements français dans l'abandon des harkis, le massacre de ceux restés en Algérie et les conditions d'accueil des familles transférées dans des camps en France". Il avait également affirmé son intention "d'assurer aux harkis et à leurs descendants la reconnaissance de la République".
L'historien Nicolas Lebourg, qui publie en décembre avec Abderahmen Moumen L'Histoire du camp de Rivesaltes (Trabucaire), en novembre avec Joseph Beauregard Les Numéros deux du Front national (Nouveau Monde), commente la place qu'occupent aujourd'hui les harkis dans le champ politique en France.
Le Monde : Qu'attendent aujourd'hui les harkis de l'Etat français ?
Nicolas LEBOURG : Outre une réparation matérielle, les harkis demandent une reconnaissance morale pleine et entière de leur tragédie. Ce qui est compliqué, c'est qu'au fil des années, les associations ont fétichisé le chiffre de 150 000 personnes assassinées. Les travaux historiques, eux, parlent de 10 000 à 70 000 morts. Même si la qualification d'un "génocide" se fait en fonction de critères juridiques, pas d'un nombre de morts, c'est compliqué pour l'Etat de reconnaître autre chose qu'un "massacre".
Une reconnaissance de leurs difficultés d'installation et d'accueil en France après l'indépendance de l'Algérie serait déjà une première chose pour eux. Il faudrait un grand discours du président de la République. Aujourd'hui, ils ne seront évidemment pas satisfaits par le discours de Kader Arif, le ministre délégué aux anciens combattants.
Nicolas Sarkozy a pourtant reconnu officiellement la "responsabilité historique" de la France dans l'abandon des harkis lors d'un discours à Perpignan le 14 avril...
Une semaine avant le premier tour de l'élection présidentielle, cette reconnaissance n'avait pas été ressentie comme sincère. Le côté "à la va vite" n'est pas très bien passé. Même s'ils étaient contents des mots employés, ils n'ont pas été dupes et se sont dits : "on nous utilise encore..."
Nicolas Sarkozy a fait des harkis un usage proche de celui qu'en fait le Front national : il les a utilisés à la fois comme un symbole de nationalisme et comme une manière de se dédouaner de toute islamophobie. En disant : "Il y en a qui ont mérité leur nationalité par le sacrifice du sang", il sous-entend que d'autres non...
Est-ce pertinent d'aborder la question harkie par le biais de la religion ?
La religion est un très mauvais prisme pour parler des harkis même s'ils furent à une époque officiellement désignés comme "Français musulmans". Les années 2010 sont caractéristiques de cette confusion des engagements politiques, religieux, communautaires... On a ethnicisé les questions sociales et confessionalisé les questions ethniques. L'histoire des harkis est politique et on la ramène à une question ethnique et confessionnelle.
Pourquoi la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français était-elle impossible avant les années 2010 ?
Il y a eu un déplacement de mémoire. Après l'obsession de Vichy, la société française a fini par se saisir des questions liées à la décolonisation. On a aussi fini par admettre qu'il y avait eu une guerre d'Algérie, pas des "événements". Pour autant, il y a toujours une mauvaise conscience de la France par rapport à ce sujet.
C'est d'ailleurs révélateur que le Front national se soit saisi de cette question. De façon générale, ce parti accompagne et révèle les angoisses et les crispations de la société française. Jean-Marie Le Pen parlait de la seconde guerre, sa fille parle des harkis.
De combien de personnes parle-ton ?
C'est compliqué à dire. Les harkis, les supplétifs et leurs familles, sont environ 80 000 à avoir été admis en France. Aujourd'hui, nous en sommes à la troisième génération, c'est-à-dire de gens nés en France. En comptant les descendants, les pouvoirs publics parlent de quelque 500 000 personnes mais ce n'est pas facile à calculer exactement.
Est-ce qu'il y a une homogénéité de la communauté harkie ?
Les harkis sont représentés par un grand nombre d'associations et n'ont pas de porte-parole unique. Cette fragmentation s'explique par leur division géographique à leur arrivée en France, par le fait que ce sont des individus avec diverses origines ethniques, divers statuts sociaux, non une communauté en soi. Alors que nous arrivons aux deuxièmes ou troisièmes générations, la mémoire unifie plus que ne l'avait fait l'histoire.
Les harkis sont-il un enjeu électoral entre l'UMP et le FN ?
Il y a l'idée que les harkis sont des milieux faciles pour le FN. Si ce parti y fait de bon score [une étude du Cevipof avait montré que Marine Le Pen était créditée de 28 % des intentions de vote au premier tour de l'élection présidentielle], il n'est pas hégémonique pour autant. Mais la communauté harkie représente un fragment électoral auquel il est facile de s'adresser.
Il y a les électeurs harkis et ce qu'ils représentent...
Les harkis sont un concentré de symboles efficaces qui parlent à toute la France. Chacun vient y chercher la preuve de son patriotisme. Pour Marine Le Pen, les harkis sont un symbole parfait. Parler d'eux lui permet à la fois d'être patriote, de s'inscrire dans l'histoire de France, d'aviver le souvenir de l'Algérie française, de "péjorer" les partis de droite descendants des gaullistes et enfin de se dédouaner de toute forme d'islamophobie.
Est-ce que l'UMP, héritière du gaullisme, est gênée pour parler de la question harkie ?
C'est un peu délicat pour eux. Gérard Longuet, au passé pourtant très droitier, s'est par exemple fait siffler l'année dernière lors de l'inauguration d'un lieu consacré à la mémoire de la guerre d'Algérie.
Et pour la gauche ?
La gauche a longtemps été très peu douée pour parler aux rapatriés, qu'elle associait maladroitement à l'OAS... Mais par clientélisme électoral, à un échelon local, elle a fait des progrès depuis quelques temps... Au niveau national, François Hollande a l'air d'être conscient de la nécessité d'apaiser cette guerre des mémoires.
François Béguin (propos recueillis)
Source : Le Monde